Respecter la loi, faire preuve de vertus personnelles, c’est bien le minimum que l’on puisse attendre d’un dirigeant. Ces qualités suffisent-elles à faire de l’entrepreneur un leader éthique ? Dans le monde de l’entreprise, comment peut s’incarner l’éthique, que l’on définit généralement comme « la recherche déterminée personnelle et collective de la vie bonne, aujourd’hui et demain, dans des institutions justes, au service du lien social et écologique » ?

Il n’y a pas de réponse absolue, car chaque mode d’exercice du pouvoir dépend de l’histoire d’une entreprise, sa place dans son marché, sa santé économique, la culture et l’éducation de son dirigeant. Et de l’exigence réaliste qu’il se fixera pour servir le bien commun, construire le lien social et penser à l’impact de l’entreprise sur les milieux naturels. 

Voici 7 garde-fous pour un leadership éthique, éprouvés à titre personnel dans ma fonction de directrice de Bayard, entreprise créée il y a 150 ans, aujourd’hui en transformation profonde face à trois transitions majeures – numériques, écologiques et démographique – menaçant son modèle d’affaires.



1. Le projet avant toute chose

leadership ethique

Entreprendre est une manière d’agir sur le monde. Il est urgent et nécessaire de sortir du paradigme de l’entreprise selon Milton Friedman dont l’objectif intrinsèque est de rapporter de l’argent aux actionnaires : l’entreprise éthique est un agent de création de richesses économiques, culturelles, servicielles, humaines, au service du bien commun

C’est dans cet esprit que la loi PACTE de 2019 a inauguré la qualité de « société à mission » à laquelle chaque entreprise peut librement prétendre, dès lors qu’elle est sincère dans sa volonté de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux de son activité, au-delà de ses intérêts économiques, et résolue de se fixer un chemin pour progresser dans cette direction.

Bayard, devenue en 2023 la 1000e entreprise à mission en France, est un bon exemple de cette recherche d’équilibre entre le projet qui définit le « pour quoi/pourquoi » elle est créée, et la nécessité de gagner de l’argent qui assure sa pérennité. Qualifiant Bayard d’« œuvre-entreprise », les actionnaires de Bayard, une congrégation de prêtres, ont choisi depuis son origine de réinvestir tout l’éventuel bénéfice financier dans la création, l’argent n’étant qu’un moyen pour accomplir la mission.

Quand la mission est prioritaire et qu’elle est orchestrée, elle peut devenir très vite un moteur d’engagement des équipes. Selon une étude interne, à Bayard, la mission constitue le premier facteur d’engagement des salariés, devant la vie en équipe et la rémunération… La mission est aussi un sujet fédérateur et de fierté, à tous les niveaux de l’entreprise, et donc un moteur de création de valeur. 



2. Donner sa place à la relation

L’entreprise est une petite société humaine, avec ses diversités, ses fragilités, ses solidarités, ses frottements, ses moments de joie et ses périodes de tensions. Exercer un leadership éthique, à mes yeux, c’est entretenir cette vitalité-là, la canaliser, l’animer (au sens étymologique du mot latin « anima », l’âme).

leader éthique

Je crois à la force d’un dialogue authentique : dans la relation managériale, dans les relations sociales, dans le rapport aux partenaires, aux clients et même aux concurrents. Je crois que les ponts, les mariages improbables entre différents acteurs peuvent être une incroyable source de créativité (et de joie au travail). Je crois que le dialogue, ce n’est pas seulement la recherche d’une discussion paisible, c’est aussi l’acceptation des désaccords, la transformation des conflits en débats, qui rendent possible un monde commun et font naître quelque chose de nouveau. 

Pour incarner un leadership éthique, le dirigeant doit accepter qu’il ne sait pas, qu’il doute, qu’il se trompe, qu’il est incomplet, qu’il est vulnérable et qu’il a besoin de toute l’intelligence collective pour compenser ses zones d’ombre et compléter ses champs d’ignorance.

Ce sont les êtres humains qui la constituent qui donnent collectivement vie à une entreprise. C’est l’écosystème dans lequel elle se situe qui la porte. La conscience des interdépendances internes et externes est une formidable ressource stratégique.



3. Déléguer et faire confiance a priori – le principe de subsidiarité

Je fais mienne la provocation du philosophe Elias Canetti : « on ne croit jamais en quelqu’un avec assez de force et de passion. Peut-être serait-ce le moyen, qui sait, de pousser n’importe quel être à des performances rares ».

Permettre l’initiative personnelle, ça s’organise, avec les process adéquats et des délégations claires et effectives ; comme il est souvent plus facile d’obéir que de se mettre en risque, cette liberté accordée, cette responsabilité donnée ne vont pas de soi. L’accompagnement est important : feed-back réguliers et transparents (il faut faire preuve de courage, parfois !), acceptation des échecs quand ils sont des sources d’apprentissage, formation, actes de reconnaissance. J’insiste sur la confiance a priori qui me paraît être une source d’énergie et d’ouverture humaine considérable.

A Bayard, la culture de la subsidiarité s’exprime au plus haut niveau, dans l’acte de délégation de l’actionnaire au Directoire, pouvoir exécutif du Groupe. Ce mode de gouvernance est modélisant pour les équipes, et l’enjeu des responsables est de la faire vivre à tous les niveaux de l’entreprise.


4. Penser et décider global

etre un leader ethique

C’est trop facile de décider avec le seul critère du résultat financier… Le leadership éthique s’attache à faire converger les logiques financières et extra-financières (social, gouvernance, impact sur la planète) ; elle reconsidère les métriques pour l’évaluation en prenant en compte l’ensemble des parties-prenante de l’entreprise : chiffre d’affaires et résultat financier certes, mais aussi absentéisme, fidélité client, impact carbone, et tout indicateur stratégique pertinent cohérent avec la mission. Ainsi, Cécile Renouard, Docteure en philosophie politique et fondatrice du Campus de la Transition, traduit la RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale des entreprises) en Responsabilité Systémique des entreprises.

A Bayard, nous avons renoncé à proposer à nos lecteurs seniors des croisières pourtant lucratives qui contribuaient de manière substantielle à l’émission carbone du groupe ; Nous avons établi un modèle de décision pour la fabrication des magazines et des livres, pour tenir compte des dilemmes entre le coût économique d’une publication et l’équivalent coût de son émission carbone.

Savoir questionner ou renoncer aux modèles s’inscrit déjà dans un leadership éthique. Dans ces situations, loin d’être punitive, la décision oblige à inventer de nouvelles sources de revenus et à poser des cahiers des charges qui peuvent conduire à des réinventions.


5. Garder le cap sur le temps long


Quand l’entreprise traverse une crise, que les budgets sont mal engagés, que la conjoncture est inquiétante… il est tentant d’adopter une politique de court terme : une montée des prix de vente pour encaisser rapidement des revenus, une acceptation d’annonces publicitaires contraires aux chartes éditoriales pour boucler les fins de mois, une gestion des sous-effectifs pour ajuster les charges, une décision difficile prise en urgence sans le temps de l’adhésion des équipes, une annulation des investissements de recherche et développement (sous prétexte qu’on fait une pause et qu’on reprendra cela plus tard)… Attention, danger ! Les clients vont râler et ne reviendront pas (alors que l’impact dans les comptes ne se lira que l’année suivante !), les salariés vont se sentir désavoués et démotivés, et le renouvellement de l’activité risque d’être compromis.

valeurs de dirigeant

Il faut garder en tête l’étoile du temps long, celui de la mission, des valeurs. Éviter que les arbitrages se transforment de compromis en compromissions. Expliquer, cela prend du temps, mais cela représente tellement d’énergie mobilisatrice pour la suite ! Renoncer provisoirement à un revenu pour créer de la loyauté, c’est une prise de risque qui en vaut la peine. Et je n’évoque pas l’alignement du dirigeant et l’engagement des équipes qui en découlent, gages de robustesse pour l’activité.

A Bayard, nous avons créé un fonds de dotation « Agir pour une société du lien » afin de donner de l’ampleur à la mission avec notamment un accès à la culture des publics défavorisés, et en même temps une présence à un terrain nouveau riche d’enseignements et de sources d’inspiration. Cet investissement a été décidé en période de difficultés financières, malgré son coût, avec la vision de la mobilisation des équipes pour l’intérêt général et la préparation de l’avenir du Groupe.


6. Agir conformément aux paroles

etre un dirigeant ethique

Ah, les belles idées, les grands discours mobilisateurs, les intentions bien nommées ! Ils sont importants car ils donnent le sens et l’envie de s’impliquer. Ils donnent l’élan, ils font rêver… L’attente est créée.

Mais la déception, l’aigreur ou le ressentiment ne sont pas loin si les mots ne sont pas incarnés, quand la parole se détache du réel : le dirigeant ne donne pas l’exemple, le projet n’est pas lancé, les valeurs sont transgressées.

Oui, un corps social a besoin de cohérence et c’est l’action concrète bien comprise, dans tout son déploiement, qui est le juge de paix.

Le plan stratégique de Bayard prévoyait une restructuration importante de certaines activités, avec des conséquences sur l’emploi. Les organisations syndicales se sont d’abord opposées à cette orientation jugée contradictoire avec la qualité d’entreprise à mission. Ce choix est devenu cohérent dès lors que les modalités de sa mise en œuvre (le « comment ») ont été débattues, dans le respect des personnes et avec une vigilance particulière donnée à la prévention des situations humaines délicates.


7. Prendre soin de soi

Le métier de dirigeant est difficile, exigeant, parfois ingrat. On peut agir de façon non éthique même quand on croit bien faire, parce qu’on est fatigué, parce qu’un scénario nous a échappé, parce qu’on veut être efficace, parce qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas… 

Se donner des moments de respiration et de prise de recul, savoir se déconnecter est déterminant. Lire, faire du sport, prendre des vrais week-ends pour reposer l’esprit et laisser venir les idées. Se former aussi, rencontrer des pairs – beaucoup de lieux sont dédiés à la rencontre entre dirigeants, comme Réseau Entreprendre® Paris.

Penser le projet de l’entreprise, ce n’est pas s’oublier soi-même. Un dirigeant équilibré dans sa vie, qui protège des moments de réflexivité et sait s’entourer, apprendra à mieux se connaître avec toutes ses limites. Il sera plus accessible et plus réceptif, et finalement plus humain et performant.


Finalement, il appartient à chaque dirigeant de se forger un leadership éthique en fonction du prisme de valeurs qu’il se sera fixé et qu’il aura mis en place dans l’entreprise. Il n’y a pas de formule toute faite pour incarner cette manière de gouverner. Des chartes, normes volontaires, processus-maison, comités ad hoc peuvent être créés pour l’encadrer, la challenger et passer les décisions au crible des valeurs. Mais le leadership éthique est surtout un état d’esprit d’ouverture et de questionnement, d’acceptation de mise en tension de scénarios plutôt que de réponses mécaniques toutes faites. Une conscience intime que chaque décision, chaque geste même modeste porte une empreinte sur la société et sur les personnes.

Florence Guémy

Article réalisé par Florence Guémy, pour Réseau Entreprendre® Paris.

Réseau Entreprendre® Paris est un réseau de chefs d’entreprise engagés qui accompagne créateurs et repreneurs dans le développement de leurs projets.