Prévenir son isolement

 

Au risque de vous surprendre, nous annonçons tout de go que nous militons pour la solitude du dirigeant. La vie est si dense qu’on a parfois l’impression d’entrer dans un tunnel le lundi matin dont on ne sortira que le vendredi soir, à condition de ne pas mourir asphyxié au milieu.

Il n’est juste pas possible de prendre des décisions engageantes dans le flot du quotidien. Car il doit y avoir pour cela des moments de réflexion, de confrontation des idées, et des moments de décantation. Tous les grands leaders de l’histoire tels que Jésus, Gandhi, Nelson Mandela, ont vécu des moments de retraite dans la solitude, choisis ou imposés, avant d’engager l’action.

Sans doute expérimentez-vous souvent qu’une idée formidable germe dans votre cerveau à un moment absolument pas prévu pour cela. Ce n’est pas bizarre, c’est normal. Il faut même que le cerveau soit « débrayé » pour qu’il vous offre ce cadeau.

Alors, le dirigeant ne doit pas se priver de ces moments de solitude. Plus que cela, il doit les prévoir. Malheureusement, beaucoup de dirigeants sont entravés dans des croyances qui rendent cela difficile. Combien de fois avons-nous entendu ceci : « Le dirigeant doit être exemplaire ! Je mets mon point d’honneur à arriver le premier à l’entreprise et à repartir le dernier. »

Nous ne remettons pas en question le principe de chercher à être exemplaire. Nous invitons seulement à choisir les bons combats. Etre exemplaire sur le respect des valeurs de l’entreprise, oui. Etre exemplaire sur les exigences demandées aux autres, oui.

Mais être exemplaire sur le nombre d’heures (visibles) de travail nous semble réducteur. Le dirigeant n’est pas rémunéré pour des heures passées dans l’entreprise. Il y a des moments de solitude qui peuvent rapporter gros à celle-ci.  Alors oui à la solitude et non à l’isolement.

Il y a des décisions qu’on doit prendre seul parce qu’on est le dirigeant. Ce n’est pas une raison pour construire seul ces décisions. Seul, on s’expose aux effets de biais et à ses croyances limitantes. Avec d’autres, on bénéficie de l’intelligence collective.

Il y a maintes façons de prévenir l’isolement : intégrer des réseaux de dirigeants, se former, faire appel à des conseils, etc., mais en premier lieu, mettre en place une saine gouvernance dans l’entreprise. Le dirigeant est seul, surtout s’il le veut bien. C’est pourquoi, nous allons maintenant nous intéresser à un très bon moyen de diriger de manière plus collégiale : en impliquant son premier cercle (…)

Vos collaborateurs directs sont compétents et très engagés chacun dans leur fonction. Pourtant, l’entreprise grandissant et se complexifiant, vous déplorez des bugs dans l’organisation et de la lenteur dans les prises de décisions. Vous restez seul à porter les préoccupations qui relèvent de la direction générale. Et cette situation commence à vous peser. Vous rencontrez une limite, pour vous et pour l’entreprise. Le moment est probablement venu de vous questionner sur la mobilisation de votre premier cercle, à travers ce que l’on appelle classiquement un comité de direction.

Beaucoup de dirigeants de start-up et de PME n’apprécient pas ce terme qu’ils trouvent pompeux et exagéré par rapport aux attributions qu’ils envisageraient de donner à ce comité. De ce fait, en rejetant le terme et l’organe qu’il désigne, ils se privent d’un moyen précieux de franchir un cap et porter plus loin le développement de leur entreprise.

Si c’est votre cas également, nous vous invitons à laisser de côté le terme pour un autre qui vous convient mieux. Par souci de simplicité, nous utiliserons ici le terme codir.

Il est utile de rappeler que le comité de direction n’a pas d’existence juridique en tant que telle. C’est une pratique qui s’est développée dans les entreprises et notamment dans celles qui se préoccupent de leur pérennité et de leur développement.

La mise en place d’un codir et son animation exposent cependant le dirigeant à un certain nombre de difficultés pour trois raisons majeures :

  • la taille de l’entreprise et le préjugé consistant à croire que le codir n’existe que dans les grands groupes ;
  • la réticence et/ou les difficultés du dirigeant à développer une collégialité dans la prise de décision ;
  • le manque de discipline organisationnelle. En effet, les qualités professionnelles et personnelles de chacun de ses membres ne suffisent pas à rendre un codir performant.

C’est pourquoi, le constat que nous faisons souvent dans les entreprises est que, si on est en général valorisé en intégrant un codir, la réalité vécue est souvent désillusion. Voici ce que l’on entend le plus :

On ne nous a pas indiqué la mission du codir.

J’ai souvent l’impression de perdre mon temps.

Nos réunions sont mal préparées.

On discute et on ne décide pas.

On rediscute toujours des mêmes points.

On décide et puis plus rien…

Certaines décisions sont prises en dehors du codir sans qu’on sache pourquoi. 

On est installé dans une routine insupportable.

J’en ai assez des affrontements de personnalités.

Le codir, c’est un peu la cour du dirigeant.

Ces constats sont d’autant plus regrettables que le fonctionnement d’un CODIR est un investissement significatif pour l’entreprise.

Prenons l’exemple d’une PME dont le codir de 7 personnes se réunit 2 heures toutes les semaines pendant 48 semaines. Voici l’ordre de grandeur du coût : 7 x 2 x 48 x 100 € = environ 70 K€.

Quel dirigeant accepterait d’investir dans une machine qui revient à 70 K€ par an, sans exiger que celle-ci donne à plein régime et sans en organiser la maintenance ?

Nous ne disons pas qu’il faut absolument mettre en place un codir. Nous disons que si vous choisissez de diriger avec un codir, votre intérêt est de le faire très bien.

Pour vous guider dans la réflexion et l’action, nous vous proposons de commencer par un état des lieux de la manière dont vous dirigez votre entreprise, avant d’émettre des bonnes pratiques de composition et d’animation d’un codir, issues de l’expérience de dirigeants. Ces bonnes pratiques sont à considérer comme des repères pour construire l’organisation qui sera adaptée à votre situation particulière. Nous savons aussi qu’entre diriger seul et diriger avec un codir, toutes les graduations sont possibles et le chemin est progressif. Vous devez cependant entrer dans un fonctionnement cohérent. Nous vous proposerons donc une série de questions à vous poser pour passer de la situation dans laquelle vous vous trouvez à la situation que vous désirez.(…)

 

Les enjeux du projet d’entreprise

 

Vous avez créé une entreprise autour d’un projet. Il vous a probablement fallu le formaliser pour convaincre votre environnement, vos partenaires, vos premiers collaborateurs. Tous – et cela vous a aidé – ont voulu vérifier qu’il existait un marché au-delà d’un besoin détecté. Ils ont voulu s’assurer que votre modèle économique était viable. La traduction chiffrée de l’activité économique et financière de votre entreprise à travers un business plan a nourri la confiance de tous dans la pérennité du projet. Même si probablement tous étaient conscients que la réalité serait différente de ces projections…

Ce projet a guidé les premiers pas de l’entreprise et vous a donné un élan formidable pour traverser les premières années et surmonter tous les obstacles qui n’ont pas manqué de survenir. Après quelques années de confrontation à la réalité du marché qui lui-même a évolué, il est très probable que ce projet ne constitue plus réellement un moteur. Vous sentez bien que l’ambition doit être revue, que les projections doivent être actualisées. Vous n’appréhendez plus votre positionnement, les atouts et les faiblesses de l’entreprise comme vous l’aviez fait quelques années plus tôt. Vous sentez que vous avez besoin de donner un nouvel élan à l’entreprise. Si vous avez conscience de cela, c’est que vous êtes réellement un entrepreneur !

 

Nous sommes effarés de voir tant d’entreprises vivre sans projet ! Elles sont embarquées dans un cycle d’exploitation : vendre – produire – facturer – vendre – produire… Leur seule manière d’assurer leur pérennité est d’être sérieuses, de fidéliser leurs clients (ce qui est déjà formidable) et de prier pour que la conjoncture se maintienne ou s’améliore. Dans le meilleur des cas, toute projection dans l’avenir se résume à un budget prévisionnel qui est la reconduction du précédent avec une seule variable : l’évolution du CA (et son impact sur les autres postes).

En même temps, elles ne font pas de lien entre ces chiffres et des dispositions à prendre pour les atteindre. Ces entreprises stagnent faute de volonté, faute de sens, faute de perspectives, faute d’enjeux, faute de motivation pour les équipes.

Il y a aussi les dirigeants qui savent très bien où ils veulent conduire l’entreprise. Ils le savent tellement qu’ils pensent que tous leurs collaborateurs le savent aussi ! Ils se lamentent sur le fait que ceux-ci ne prennent pas assez d’initiative, ils déplorent un manque d’engagement.

Pour transformer les obstacles en opportunités, il faut un projet fort, partagé pour que chacun sache où l’on va. Il est temps de soulever une question fondamentale que posent parfois les dirigeants : est-ce une obligation de se développer ? Certes non. Il est en revanche nécessaire d’évoluer et de s’adapter, car le monde évolue et l’environnement de l’entreprise change. Une entreprise qui ne s’organise pas pour s’adapter en continu risque de perdre sa raison d’être, sa pertinence. Et c’est bien au dirigeant que revient cette responsabilité de la pérennité de l’entreprise. Dès lors que l’entreprise s’organise pour s’adapter, si elle se trouve sur un marché porteur, elle a des chances de se développer.

Au sujet de la croissance, on trouve chez les dirigeants, deux écoles : ceux qui sont centrés sur des objectifs de croissance et mettent l’entreprise en ordre de marche pour les atteindre ; ceux qui s’intéressent surtout à la performance de l’entreprise et voient la croissance comme la résultante de celle-ci.

C’est important pour vous d’être conscient de votre approche sur ces sujets. Quelle qu’elle soit, vous éprouvez le besoin de doter votre entreprise d’un projet.

 De même que les personnes donnent du sens à leur vie, ont des envies et engagent des projets, les entreprises ont un projet, permettent aux collaborateurs de donner du sens à leur travail, de porter collectivement une ambition et de se projeter individuellement et collectivement dans l’avenir. Un projet d’entreprise doit être enthousiasmant, déployable et partagé. Il doit donner envie de se lever le matin. Il doit susciter la fierté.

Qui doit construire le projet de l’entreprise ? De quoi est-il fait? Comment s’y prendre concrètement ? La réponse à cette question est vaste. Parce qu’elle dépend du modèle d’entreprise, de sa structure, de sa culture, de la volonté d’implication des actionnaires. Nous y avons apporté des réponses dans le chapitre sur la mission du dirigeant. Ce qui est certain, c’est que ceux qui sont le plus souvent oubliés, sont ceux et celles qui seront les plus importants pour sa mise en oeuvre, ceux et celles qui vivent la réalité de l’entreprise au quotidien et la connaissent le mieux, ceux et celles qui sont le plus en contact avec les clients et qui sont aussi ceux et celles dont l’entreprise est le seul gagne-pain : les salariés.

Il y a pourtant des entreprises – comme le Groupe Adeo (100 000 collaborateurs) et sa filiale principale Leroy-Merlin – qui engagent régulièrement tous leurs salariés dans un processus de vision. Retenons que tous les acteurs internes ou externes en capacité de nourrir le projet de l’entreprise peuvent être contributeurs. Leur nombre n’est pas limité en soi. En pratique, il dépend des capacités d’animation dont on peut se doter pour l’exercice.

Une fois le projet construit et formalisé, on s’arrête pour le valider. On, c’est-à- dire, les parties prenantes ou leurs représentants. Dans certaines organisations, seuls les actionnaires ont voix au chapitre pour valider la stratégie. Dans d’autres, dont la gouvernance est plus élaborée, d’autres parties prenantes sont impliquées.

L’une des responsabilités du dirigeant est d’assurer que l’entreprise dispose d’un projet, que toutes les parties prenantes le partagent, en sont les promotrices et les actrices, que l’entreprise consacre l’énergie et les moyens nécessaires pour que la situation rêvée puisse advenir.

 

Le leader porte son attention au monde

Le leader porte une attention au monde qui l’entoure, parce que c’est son terrain de jeu, parce qu’il se sent pleinement partie prenante et acteur de son évolution. Lorsqu’on se sent vivant, qu’on a des projets, qu’on a confiance en soi et qu’on aime la vie, alors on voit le monde comme un allié. Quand on aime une personne, on s’intéresse à elle. Il en est de même avec le monde dans toutes ses dimensions : géographique, politique et géopolitique, économique, sociale, culturelle, spirituelle. Les dirigeants peuvent s’intéresser ainsi au monde naturellement et en grand. Et dans ce cas, ils sont prédisposés à l’engagement dans des réseaux et projets collectifs. Ils peuvent aussi s’intéresser au monde simplement par nécessité́, plus strictement en lien avec leur marché et leur secteur d’activité́. Dans ces zones d’rechanges entre soi et le monde, les dirigeants s’exposent à deux risques. Le premier est, face à trop de complexité́, de « fermer les volets » et rester centré sur soi et son action. Le second est celui de se rendre trop perméable et déstabilisé́. Il en va de l’exposition au monde et aux informations comme de l’exposition au soleil. Je peux, par crainte des coups de soleil, rester enfermé dans ma maison et de ce fait me priver du bon air. Je peux à l’inverse m’exposer au soleil sans retenue et me laisser brûler avec des conséquences immédiates et différées. Je peux aussi choisir de m’exposer à certaines heures, pour une certaine durée avec des filtres devant les yeux et sur la peau. Dans ces trois situations, il s’agit du même soleil et de trois comportements différents. Cette métaphore illustre la gestion de l’information. Nous avons tous potentiellement accès à la même information. Quel comportement allons-nous développer pour nous informer ? Avec quel bénéfice ?

Distinguer sa zone de préoccupation et sa zone d’influence

Les informations qui viennent à nous atteignent et alimentent en premier notre zone de préoccupation. Lorsque notre zone de préoccupation est très chargée, nous ressentons des émotions désagréables : inquiétude, peur, découragement, confusion. C’est d’autant plus regrettable que pour la plupart des informations reçues, nous ne pouvons rien en faire. Elles sont donc inutiles et néfastes. Certaines, au contraire, peuvent alimenter une autre zone : notre zone d’influence. C’est le lieu où les informations rencontrent notre capacité́ à agir, à orienter, à impacter. Nous devons nous y concentrer. Les personnes réactives sont aspirées dans leur zone de préoccupation. Elles y accumulent de nombreuses informations et la surchargent. Elles subissent, elles sont victimes, elles se plaignent. Les personnes proactives traitent les informations se trouvant dans leur zone de préoccupation : soit en décidant de les évacuer, soit en les transférant dans leur zone d’influence. Elles agissent, elles sont orientées impact.

Le schéma qui suit présente d’une part la zone de préoccupation – plus externe –, en contact avec le monde et les informations qui en arrivent ; et d’autre part, la zone d’influence – plus interne –, en contact avec nos moteurs et notre capacité́ à agir.

 

Qualifier les informations pour « dégonfler » sa zone de préoccupation

Une saine gestion de l’information consiste à limiter sa zone de préoccupation, de deux manières : en filtrant ce qui vient du monde, en transférant les informations retenues dans sa zone d’influence. Plus on passe de temps dans sa zone de préoccupation, plus celle-ci se charge, plus l’on est stressé. Plus on passe de temps dans sa zone d’influence, plus on est acteur et énergisé́.

Les questions à se poser : quel crédit est-ce que j’accorde à cette information ? En quoi suis-je concerné par celle-ci ? Quel est son impact pour moi ? Quelles sont les options pour passer à l’action ?